Vendredi dernier s’est achevé à Istanbul le 9ème Forum sur la gouvernance de l’Internet. Neuf ans de discussions. Pour quels résultats ? Et maintenant, que faire ?
Sur les rives du Bosphore, 3000 participants issus de la société civile, de la communauté technique, du secteur privé, des gouvernements, se sont réunis (ou plutôt se sont croisés dans les couloirs) pendant 5 jours pour discuter et tenter de dégager une vision commune et consensuelle de la gouvernance de l’Internet et du dialogue intercontinental sur ce vaste sujet.
Le drapeau rouge turc flottait au-dessus de cet événement, omniprésent, et m’a rappelé (par sa couleur du moins) le petit livre que Lénine écrivit quelques années avant la révolution de 1917 : Que faire ?.
C’était à une époque charnière, entre deux révoltes, ou deux révolutions. Lénine y renvoyait dos à dos les agitateurs professionnels, qui risquaient de tout changer trop vite, trop tôt, sans le soutien de la population, et les économistes, réformateurs adeptes des petits pas, trop petits selon lui. Il fallait passer à l’action rapidement, qu’une avant-garde éclairée guida le peuple, dans la durée, vers la Révolution permanente et l’appropriation des moyens de production.
Loin de vouloir faire un cours d’histoire politique, ce petit résumé permet je crois de faire apparaitre quelques similitudes frappantes.
Que faire ? Comment passer à l’action ? Pour quoi faire, pour qui, et avec qui ?
Il y a ceux qui pensent que parler est en soi une bonne chose, que cela fait progresser le débat, ou que cela limite la capacité de conflits (pendant qu’on parle, on ne se fait pas la guerre). C’est vrai, mais cela ne fait pas pour autant avancer le problème, tout au plus cela peut-il permettre de mieux le définir.
Il y a ceux qui se voient comme l’avant-garde éclairée, guidant les internautes vers un avenir radieux, débarrassés des gouvernements (réminiscence d’un âge pré-numérique révolu selon eux) où le consensus remplace le vote, et où l’action individuelle sur la base du volontariat recèle une plus grande légitimité que celle donnée à la représentativité. Pour eux, l’important, c’est soit d’être dans le consensus mou (nous sommes tous contre la pornographie enfantine) ou dans la technocratie pure (il n’est pas question de remettre en cause la vision technique des pères fondateurs de l’Internet, et les RFC sont des commandements).
Tous, ou presque, louent (au sens quasi religieux du terme) le modèle « multi-acteurs », et dans un même mouvement, en dénoncent un certain nombre de travers, que je vais essayer de décrire ici, en identifiant ce modèle au FGI lui-même :
Le FGI appelle à l’ouverture, à l’inclusion. C’est en fait un club fermé où les barrières à l’entrée sont extrêmement élevées.
Parce que le FGI ne fonctionne pas sur l’élection, que la détermination des thématiques qu’il doit aborder se fait dans le consensus (c’est-à-dire en l’espèce l’opacité de la prise de décision d’un groupe de conseil multi-acteurs http://www.intgovforum.org/cms/magabout), et parce qu’il se réunit une fois par an physiquement sans vraiment avoir pu mettre en œuvre une méthode de discussion en ligne entre deux événements, le FGI est figé.
Les mêmes disent la même chose depuis 9 ans. Ce n’est pas qu’ils disent faux, mais si de nouvelles thématiques devaient émerger, si la recherche de solution devait prendre le pas sur la discussion d’experts, si de nouveaux points du vue devaient être exprimés, comment les obligerions-nous à faire un peu de place à la nouveauté ? Nous n’en avons aucun moyen.
Comment peut-on parler d’inclusion et d’ouverture quand on a formé un jargon aussi abscons pour le vulgus-pecus que le latin des prêtres l’était pour les paysans du moyen-âge ? J’ai fait le test en envoyant à dix connaissances, toutes relativement éduquées, certaines travaillant même dans le secteur des TIC, le programme du FGI. Le résultat est ahurissant. Pas un n’a compris l’intitulé de plus de 10 ateliers, sur l’ensemble de plus de cinquante ateliers du forum !
Participants au FGI, nous sommes les experts de nous-même et de notre forum.
Le FGI n’est pas un forum, c’est une chorale à l’unisson, avec quelques fausses notes.
La répétition, les leitmotivs, les « patterns » comme disent les anglais sont tellement nombreuses et tellement présentes, dans la construction même du FGI, que cela en devient aussi entêtant, que de l’encens de messe.
« Open and distributed », « multistakeholder », « transparent », « inclusive » et « public interest » sont les mots magiques qui rythment les prières. On ne sait plus pourquoi ces mots sont dits, ils sont au principe d’Internet, mais nous n’arrivons pas, sauf de manière négative en désignant ce qui selon nous les menace, à vraiment leur donner chair.
Alors, quels que soient les ateliers, les plénières, les discussions bilatérales, nous ressassons ces thèmes, sans leur donner corps. Nous sommes les victimes d’une épidémie de Gilles de la Tourette, ou le bréviaire multi-acteurs remplace les obscénités.
Le FGI tourne en rond, et entend bien continuer.
Une phrase illustre bien cela, qui a été répétée tout au long de ces cinq jours : « from Brazil to Brazil ». Parce que le prochain FGI se déroulera au Brésil, http://www.intgovforum.org/ ce qui a déjà été le cas, et que la réunion Netmundial cette année se tenait dans le même pays.
Mais on ne dit pas « d’un internet de marchands vers un internet solidaire », ou « d’un internet de riches vers un internet pour tous, y compris au sein des pays les plus pauvres » ou « d’un internet libre vers un internet censuré, ou l’inverse », on dit : Du brésil au Brésil. Et bien entendu, ça ne veut rien dire à part : « nous tournons en rond, à tous les sens du terme, et c’est notre programme ».
Quelques voix s’élèvent, qui disent qu’il serait peut-être temps de passer à l’action, de mettre en œuvre les principes qui sont promus et scandés partout au FGI. Mais nous arrivons vite à la conclusion que le FGI, énorme, pachydermique, international, n’est pas en mesure de prendre de décisions. Il lui est impossible de passer à l’action, car il lui est impossible de créer un vrai consensus (pas un rough consensus) débouchant sur des recommandations claires faites à la communauté internationale et à l’ensemble des acteurs.
Je mets d’ailleurs au défi les lecteurs de ce blog de trouver la moindre trace d’une décision d’action émanant de ces cinq jours de discussions, à part celle de continuer à financer ces discussions, prise par l’ISOC, et celle de se revoir au Brésil, prise par l’ONU.
Alors, que faire ?
Malgré tout, d’abord reconnaitre que, malgré les tares nombreuses de cet exercice de concertation décidé il y a bientôt dix ans pour prolonger une discussion bloquée à l’ONU sur les rapports de force et les mécanismes permettant de « gouverner l’internet », le FGI rassemble une énergie et des bonnes volontés nombreuses, et ce dans la durée. C’est une base qu’il ne faut pas perdre. Il y a de nombreuses initatiatives et de nombreux ateliers organisés qui sont intéressants.
Accepter le débat, voire le conflit, pour dégager des solutions aux problèmes de financement des infrastructures, d’apport positif de l’économie numérique à l’économie en général, pour renforcer la stabilité et la résilience d’Internet et surtout, créer de la confiance. Ce n’est pas en gardant sous le tapis, sous un déluge d’odes au « multistakeholder », le débat sur le rôle des gouvernements dans la protection de leur population et dans le développement de l’Internet qu’on y arrivera, par exemple.
Organiser le renouvellement des élites de la gouvernance de l’Internet, en les mettant sous le feu croisé des jeunes utilisateurs (on devrait avoir des étudiants de tous les pays au FGI, dans toutes les salles, qui s’ennuieraient tellement qu’ils renverseraient la table au bout de deux jours !) et des laissés pour compte de l’Internet (finançons la venue de non utilisateurs, qu’ils nous disent pourquoi Internet leur manque aujourd’hui, et qu’ils nous rappellent quelles sont nos priorités)
Acceptons d’avoir des produits issus des IGF (outcome), et quand le consensus n’est pas là, d’avoir plusieurs produits, plusieurs déclarations, plusieurs recommandations, même contradictoires, sur le même thème.
La force du FGI, c’est le symbole d’une coalition des bonnes volontés, ouverte théoriquement à tous, et qui cherche des solutions concrètes aux problèmes récurrents et émergents que rencontre Internet. Loin de vouloir tuer le FGI, il faut le remettre en cause frontalement, le secouer, le mettre en danger.
Sinon, le FGI vivra, mais l’idée qu’il prétend défendre, elle, mourra.