Vous avez sans doute déjà vu un site web se terminant en .io ou en .ai, des extensions internet actuellement très prisées. Entretien avec Loïc Damilaville, responsable Études et veille marché à l’Afnic, sur l’histoire particulière de ces domaines internet devenus des succès mondiaux pour des raisons bien différentes de leur signification d’origine.
Les .ai, .io, .tv, ce sont des domaines génériques, comme le .com ou le .net ?
Non et c’est là toute leur singularité. Ces extensions sont des ccTLD (country-code Top Level Domains). Autrement dit, il s’agit d’extensions internet correspondant à des codes pays et qui sont déléguées à leurs États respectifs. Leur usage initial a été détourné compte tenu de leur proximité avec des termes à la mode, pour des raisons commerciales. Avec plus ou moins de succès !
Quelles ont été les premières extensions géographiques à s’être converties à un usage générique ?
Le .TV : Tuvalu ou télévision fait partie des premiers ccTLD à avoir été détournés de leur vocation géographique. Grâce à sa ressemblance immédiate avec le mot « télévision », le .TV a trouvé sa place auprès d’acteurs de l’audiovisuel et du streaming, comme France Télévisions qui l’utilise pour son site officiel france.tv. Après avoir dépassé les 500 000 noms à son apogée, l’extension est aujourd’hui en déclin, le terme « TV » ne trouvant plus le même écho à l’ère des grandes plateformes numériques.
Le .NU : l’île de Niue ou la touche tendance des Suédois est attribué depuis 1997 à la petite île de Niue, dans le Pacifique Sud. Le .NU a connu un succès inattendu… en Suède. « Nu » signifie « maintenant » en suédois. L’extension a séduit par sa capacité à évoquer l’instantanéité, la modernité, voire une certaine coolitude. Géré aujourd’hui par le registre suédois IIS.SE, le .NU a dépassé les 500 000 noms à son pic en 2017, concurrençant même l’extension nationale suédoise, le .SE. En déclin ces dernières années, il suit toutefois la même tendance que le .SE, reflet d’une évolution des usages plutôt que d’un désintérêt.
Quelles sont les rockstars actuelles ?
Avec l’émergence de l’IA, je cite en premier le .AI : Anguilla ou Artificial Intelligence. Disponible dès 1995, le .AI est l’extension nationale d’Anguilla, un petit territoire britannique d’outre-mer comptant moins de 20 000 habitants. C’est un domaine resté longtemps confidentiel… Jusqu’à ce que l’intelligence artificielle le propulse sur le devant de la scène : de 5 000 noms enregistrés en 2015, il est passé à 11 000 en 2016. Avant d’exploser pour atteindre aujourd’hui plus de 850 000 noms enregistrés !
Autre domaine qui marche fort : Le .IO : les Territoires britanniques de l’océan Indien ou Input / Output. Il est délégué aux Territoires britanniques de l’océan Indien, un archipel quasi inhabité. Le .IO est devenu la coqueluche des startups tech à partir des années 2010, sa consonance évoquant l’input/output informatique. De 67 000 noms en 2014, l’extension est passée à plus de 1,1 million d’enregistrements à la mi-2025 ! Quelques incertitudes pèsent actuellement sur son avenir, la souveraineté des îles concernées ayant été récemment cédée à l’Île Maurice qui possède déjà son .MU. Mais il est peu probable que le gouvernement mauricien renonce à cette importante source de revenus.
Y’a-t-il eu des flops ?
Oui, me reviennent deux extensions qui ont connu un bide :
Le .MD de la Moldavie n’a pas convaincu le secteur de la médecine. Certains acteurs du secteur de la santé avaient tenté de repositionner l’extension nationale de la Moldavie comme une extension à vocation médicale (« MD » faisant référence à « Medical Doctor » en anglais). L’effet est toutefois resté limité : avec à peine plus de 30 000 noms enregistrés en 2023, l’extension n’a jamais vraiment percé dans l’univers de la santé.
Le .SR du Surinam n’a pas trouvé sa place sur le marché des seniors. Délégué en 1991, le .SR est l’extension nationale du Surinam. Elle a brièvement été commercialisée par un distributeur tiers comme l’extension de référence pour les entreprises ciblant les seniors. Mais ce détournement est resté sans lendemain : avec seulement 4 500 noms enregistrés, le .SR n’a jamais percé dans la « silver economy ».
D’autres exemples surprenants ?
Je pense à un cas intéressant en matière de gouvernance internet. C’est un domaine de premier niveau national d’un pays qui n’existe plus !
Il s’agit du .SU (pour « Soviet Union »). Il a été délégué le 19 septembre 1990 à l’Union soviétique. Il n’a jamais été détourné de sa signification originelle mais c’est justement ce qui en fait aujourd’hui un véritable fossile du web. Lorsque l’URSS a disparu en 1991, le .SU est resté actif, faute d’un cadre formel pour gérer ce type de situation.
Il faut en effet se rappeler que la gouvernance technique de l’internet ne sera formalisée qu’en 1994 avec la publication d’un document fondateur (le RFC 1591), puis avec la création en 1998 de l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers, l’organisation chargée de coordonner la gestion des noms de domaine à l’échelle mondiale).
Lorsque l’ICANN a envisagé la suppression du .SU, comme elle l’a fait pour d’autres extensions liées à des pays disparus (.YU pour la Yougoslavie, .ZR pour le Zaïre), les utilisateurs russes qui l’utilisaient depuis une quinzaine d’années s’y sont opposés farouchement. L’extension est finalement maintenue et continue encore aujourd’hui d’exister, oscillant autour des 100 000 noms enregistrés.
Et pour le .fr ?
Pour notre extension nationale, il y a peu de chances que le .fr soit un jour détourné de son usage initial car il est fortement ancré dans son territoire. Mais dans un écosystème où l’imagination déborde souvent les frontières, il n’est jamais totalement exclu qu’il fasse, lui aussi, un jour l’objet d’une tendance inattendue. En cette matière, ce sont les utilisateurs qui par leurs choix quotidiens entérinent ou non les innovations marketing !